Le féminisme est un humanisme – 1/2
Par Terra Nova
Hélène Périvier, économiste à la Fondation nationale des sciences politiques, dresse le constat d'une société toujours marquée par une répartition traditionnelle des rôles des femmes et des hommes et par de fortes inégalités sur le marché du travail. Cette situation est non seulement contraire aux principes de justice sociale, mais elle est également inefficace et coûteuse pour la collectivité.
Elle propose une réforme du congé parental, le développement de la prise en charge de la petite enfance, une répartition du temps de travail plus équilibrée entre les femmes et les hommes, une lutte acharnée contre les discriminations liées au sexe.
Les inégalités socio-économiques entre les femmes et les hommes sont toujours présentes dans notre société. Personne ne le nie, la situation actuelle se caractérise par un déséquilibre tant dans la sphère privée que sur le marché du travail : les femmes sont moins actives que les hommes, elles sont moins bien payées, elles sont plus affectées par le chômage, elles sont moins promues, elles sont moins présentes dans les centres décisionnaires, elles ont des carrières discontinues du fait de la maternité, elles effectuent toujours l'essentiel des tâches domestiques et familiales et doivent jongler avec leurs vies professionnelle et familiale.
La position économique et sociale d'un individu est encore aujourd'hui largement déterminée par son sexe (tableaux 1 et 2). Plus inquiétant encore, les avancées réalisées dans les années 1970 et 1980 ont laissé place à une longue période de stagnation dont on ne voit pas la fin : l'écart de salaire ne diminue plus et si plus de femmes travaillent, elles sont davantage à temps partiel ou au chômage, si bien que globalement le volume d'emploi des femmes stagne ; quant aux hommes, les enquêtes emploi du temps de l'INSEE montrent qu'ils n'ont augmenté leur participation aux tâches familiales que de 5 minutes en 15 ans ! Ce statu quo inégalitaire est le reflet d'un dysfonctionnement de notre société, et pas le moindre puisqu'il affecte la moitié de la population...
1 - UN DESEQUILIBRE INEFFICACE
La moindre activité des femmes est coûteuse parce qu'elle constitue une sous-utilisation du capital humain dans lequel la collectivité a investi : parmi les 25-34 ans, 25% des femmes ont un diplôme de l'enseignement supérieur contre 20% des hommes ; 20,5% ont un bac +2 contre seulement 17% des hommes. Et pourtant les femmes participent moins au marché du travail que les hommes, ce qui représente un gâchis de matière grise. A cela s'ajoute le fait que les filles occupent plus souvent que les garçons, toutes choses égales par ailleurs, des emplois pour lesquels les qualifications requises sont moindres que celles qu'elles ont effectivement. Elles sont donc plus affectées par le déclassement que les garçons. Les filles réussissent mieux scolairement que les garçons et elles accèdent à des positions sociales inférieures : « le sexe dominant à l'école est le sexe dominé dans la vie » (Marie Duru-Bellat, 2008).
Plus de femmes qui travaillent, c'est aussi plus de rentrées fiscales en termes d'impôt sur le revenu et en termes de cotisations sociales. Par leur travail, les femmes acquièrent des droits sociaux propres (en particulier la retraite) pour lesquels elles ont cotisé. Alors que dans les couples traditionnels, le travail de l'homme permet d'acquérir des droits sociaux pour la femme au foyer, et ceci sans qu'il n'ait été prélevé de cotisations supplémentaires.
Le travail des femmes est aussi un moyen, parmi d'autres, d'augmenter la population active et donc d'augmenter la capacité de production du pays : si le taux d'activité des femmes atteignait le niveau que connaît la Suède, alors le PIB pourrait être supérieur de 1,5 point à ce qu'il est actuellement. Par ailleurs, cela permet de rééquilibrer le ratio inactifs/actifs et donc d'améliorer les comptes sociaux.
C'est également un rempart contre la pauvreté : dans le contexte économique actuel avec une plus grande précarité de l'emploi, deux emplois dans le couple valent mieux qu'un. Cela limite le risque de pauvreté de la famille en cas de chômage pour l'un des deux adultes, et cela augmente les revenus du ménage : le taux de pauvreté des couples avec enfants dans lesquels seul l'homme travaille est de 13,5%, contre moins de 7% quand les deux sont actifs.
Les avantages économiques à l'activité des femmes sont multiples et variés, mais ils ne suffisent pas à justifier que l'on cherche à résorber les inégalités entre les sexes. Cette situation est contraire au principe de justice, ce qui devrait suffire pour que la société se mobilise pour la corriger.
2 - L'EGALITE N'EST PAS LA NEGATION DE LA DIFFERENCE
Les différences biologiques sexuelles existent, par exemple les femmes portent les enfants et éventuellement les allaitent. Certains pensent que de ce fait les femmes et les hommes sont « biologiquement programmés » pour assumer des fonctions différentes et que ceci explique et justifie les inégalités décrites précédemment : aux femmes le soin de gérer la famille grâce au fameux instinct maternel, et aux hommes celui de rapporter de quoi la faire vivre. Aller jusqu'au bout de cette logique voudrait que l'on reconnaisse pleinement ce rôle des femmes en leur attribuant un salaire, que l'on pourrait dire « maternel » puisqu'il rémunérerait le rôle de mère. Elles ne seraient plus « à charge » mais « en charge » de la famille. Mais ceci revient à enfermer toutes les femmes dans ce rôle de « mère ». Or certaines ne veulent pas avoir d'enfant, c'est leur droit, et la plupart veulent travailler. Elles l'ont d'ailleurs toujours fait, mais longtemps gratuitement : la femme du boulanger tenait la caisse pour son mari...
Sur le plan intellectuel, affectif et social, les différences entre les sexes sont non seulement moins nombreuses mais également moins importantes que celles qui existent entre les hommes eux-mêmes. Les femmes ont donc tout autant la capacité et l'envie de s'intégrer dans la sphère marchande que les hommes, et c'est ce qu'elles ont fait dès qu'une brèche s'est ouverte leur permettant d'entrer massivement dans le salariat pour gagner leur indépendance à partir des années 1960. Les hommes ont, eux aussi, les aptitudes requises pour s'occuper des enfants ou pour faire le ménage ; le succès rencontré par l'élargissement du congé paternité dans les années 2000 est le signe qu'ils désirent consacrer plus de temps à leurs enfants, ce qui, notons-le, est plus agréable que de passer l'aspirateur ou faire les courses, ce qu'ils ne font toujours pas...
La rhétorique des différences entre les sexes est l'un des derniers remparts derrière lesquels se cachent les réactionnaires. L'acceptation de la différence n'est en rien une justification de l'inégalité.
Les femmes évoluent dans un environnement économique et culturel qui ne leur permet pas de réaliser le projet de vie auquel elles peuvent légitimement aspirer. Celles qui travaillent continuent d'assumer les tâches domestiques et familiales. Ce faisant, elles doivent jongler avec un emploi du temps serré et faire face au stress imposé par ce que l'on appelle communément la « double journée ». Elles le font à des degrés divers, selon qu'elles ont ou non les moyens d'externaliser une partie de ces tâches en employant une garde d'enfant à domicile par exemple, ou une femme de ménage. Mais au final, ce travail est toujours effectué par des femmes !
Dans un monde plus juste, la répartition des rôles serait plus harmonieuse et moins subie. Certes, il y aurait toujours des femmes qui cesseraient de travailler pour s'occuper de leur enfant, c'est un choix personnel et légitime, mais il y aurait autant d'hommes qui feraient ce choix ... car permettre aux femmes de s'insérer dans l'emploi à l'égal des hommes, c'est aussi encourager ces derniers à s'investir dans la sphère familiale. Or, l'organisation collective actuelle qui pousse les femmes dans la famille ne laisse pas les hommes y entrer, et c'est au prix d'ajustements complexes et épuisants que les Françaises réussissent cette prouesse de combiner activité et maternité.