Storytelling : Jaurès, la captation d'héritage
Place Jean Jaurès Montpellier
Blaise Boudet
On imagine mal Olivier Besancenot citer Charles Maurras en exemple ou Philippe de Villiers se référer à Pierre Mendès France. Pourquoi alors la figure de Jean Jaurès est-elle récupérée par des gens qui auraient été ses adversaires politiques dans le France du début du 20e siècle ? Un glissement intéressant à décrypter...
Candidat aux Européennes pour Front National dans le Sud-Ouest, Louis Aliot a fait apposer des affiches à Carmaux, la ville où Jean Jaurès a commencé sa carrière en défendant les mineurs en grève. Sur ces affiches roses (!), on peut lire cette citation du grand homme : «À celui qui n’a plus rien, la Patrie est son seul bien» et cette phrase en bandeau «Jaurès aurait voté Front National»... Les morts ont ceci de bien pratique qu’on peut leur prêter les intentions de vote qu’on veut... En dire plus ici reviendrait à contribuer au buzz du FN qui intervient justement quelques jours après la réitération par Jean-Marie Le Pen de ses propos sur les chambres à gaz. Rappelons quand même pour remettre les choses en place que Jaurès était pacifiste et internationaliste et qu’il a été assassiné par un militant d’extrême droite...
Pendant la dernière campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy avait déjà déclaré qu’il se sentait «l’héritier de Jaurès» provoquant la colère de la gauche. Le futur président n’hésitait pas à l’apostropher avec gourmandise : «Laissez dormir Jaurès et Blum, ils sont trop grands pour vous !».
Si Jaurès peut à ce point faire consensus aujourd’hui quand il fut si décrié de son vivant (et même lors du procès inique qui suivit sa mort), c’est parce qu’il a acquis avec le temps une stature héroïque et humaniste qui dépasse tous les clivages. Il est l’homme qui a entraîné les masses révolutionnaires et parfois attirées par la violence dans le champ démocratique. Il incarne une des faces de la médaille de nos grands hommes du siècle passé, comme de Gaulle en serait l’autre face. Il est intéressant de constater que dans les temps difficiles que nous traversons, les hommes politiques éprouvent le besoin de se mettre sous la protection des pères de la nation... Avec sa barbe à la Victor Hugo, Jaurès est rassurant...
C’est finalement sa famille politique qui a la mémoire la plus courte. Lors du congrès du parti socialiste à Reims en novembre dernier, Ségolène Royal a été huée par des militants pour sa harangue quasi christique : «Nous sommes ceux qu’on croit dans la tombe et qui se lèvent, nous sommes ce qui renaît quand tout paraît perdu, nous sommes le socialisme, levons-nous, vertu et courage, car nous rallumerons tous les soleils, toutes les étoiles du ciel!»... Les querelles fratricides leur ont fait perdre le sens de l'Histoire : la candidate ne s’est pas privée de leur rappeler ensuite qu’elle ne faisait que citer... Jaurès !
Mais c’est ainsi : quand un parti politique laisse sa story en jachère, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait captation d’héritage!
(Sources: Désirs d'avenir, Nouvel Observateur)
Vu sur : http://www.lepost.fr