Loi sur les jeux en ligne : un cadeau aux « amis du Fouquet’s »
C’était le 6 mai 2007, au Fouquet’s. Pour célébrer la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, Bernard Arnault, Stéphane Courbit, Martin Bouygues, François Pinault, Patrick Le Lay et bien sûr Dominique Desseigne, le président du groupe de casinos Lucien Barrière et propriétaire du Fouquet’s, sont réunis au restaurant de l’avenue des Champs Elysées. Tous ces industriels ou hommes d’affaires peuvent se vanter d’avoir parié sur la bonne casaque. Car, depuis que leur poulain a franchi la ligne d’arrivée, ils sont sur le point de récupérer leur mise avec la loi libéralisant le secteur des jeux en ligne. Tous sont en effet aujourd’hui impliqués dans les différents projets de sociétés de paris sportifs ou hippiques sur Internet qui, dès l’ouverture de la Coupe du monde de football, en juin 2010, seront opérationnelles sur le territoire français.
La loi, votée le 13 octobre à l’Assemblée nationale par 302 voix contre 206, a été approuvée par l’UMP et le Nouveau centre, mais n’en reste pas moins très critiquée à gauche qui espère qu’une prise de conscience de ses effets pervers finira par gagner les rangs du Sénat, lors de l’examen du texte en novembre. Qualifiée au Parti socialiste de « promesse faite par le président de la République à ses amis du Fouquet’s », elle voit se dresser aujourd’hui devant elle nombre de points d’achoppement qui sont susceptibles d’en faire un véritable scandale républicain.
Le premier d’entre eux est d’abord d’ordre médical. Le gouvernement justifie sa loi par la présence de 25 000 sites illégaux dans le monde et la nécessité de « protéger les consommateurs en les amenant à jouer sur des sites légalisés qui, de ce fait, seront contrôlés et encadrés ». Remarquons d’abord que cet argument, qui vaut pour les jeux, n’est pas valide pour d’autres types d’addiction comme la drogue ou la prostitution. Va-on légaliser les commerces de marijuana ou rouvrir les maisons closes au prétexte que cela permettrait à l’Etat d’exercer un contrôle sur ces entreprises et, même, de les soumettre à l’impôt ?
En réalité, le gouvernement ne semble absolument pas avoir pris la mesure de la menace qui pèse sur les plus fragiles des joueurs. Car la légalisation de l’offre de jeux en ligne — au moyen d’une Autorité de régulation qui se prépare à autoriser une centaine d’opérateurs — ne risque pas seulement d’étendre le nombre de parieurs sur Internet (ils représentent actuellement 5% de la population pour une mise évaluée à 3 milliards d’euros). Elle risque aussi d’inciter des joueurs qui n’auraient pas nécessairement de comportements addictifs au départ à s’enfermer dans une sorte d’enfer ludique dont Internet et les médias seront les relais incessants.
On dira que les jeux d’argent, qui brassent 36,7 milliards d’euros de façon légale, produisent inévitablement des phénomènes d’addiction quand bien même ils seraient canalisés par les monopoles de la Française des jeux ou du PMU. C’est vrai. La grosse différence, c’est d’abord que le monopole permet à l’Etat, depuis 150 ans, de contrôler la demande de jeux en l’orientant. C’est ensuite que le fait de passer par un débit de tabac ou un bar du PMU implique un degré de sociabilité (on peut discuter avec les autres joueurs, évaluer ses chances) et un contact physique (on achète son billet et on retire ses gains à une caisse). A l’inverse, le pari sur Internet peut être associé à un moment de pure virtualité échappant à tout contrôle. Ou comme dit le psychiatre Marc Valleur, médecin-chef au Centre médical de Marmottan, à Paris, « en migrant sur Internet, le jeux d’argent constitue un très fort facteur d’attractivité supplémentaire. Il devient en premier lieu accessible en permanence dans un domicile transformé en casino bien réel ouvert 24 heures sur 24. Ensuite, il se pratique en solitaire, seul derrière son ordinateur, ce qui fait disparaître le regard social critique de l’autre [1] ».
Cet enfermement existe déjà pour les joueurs en ligne qui n’ont pas attendu la libéralisation des jeux pour s’essayer aux paris sur des sites étrangers. Mais l’entrée en vigueur de la loi risque d’ajouter à ce rapport intime au jeu qu’entretiennent pour l’heure quelques fenêtres promotionnelles sur le web, un bruit médiatique sans précédent pour démarcher internautes, lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Il ne s’agit pas seulement d’incitation au jeu par les dépenses publicitaires en faveur des médias — estimées à 250 millions d’euros par an — ou du parrainage sur les maillots des joueurs (à l’instar de Betclic sponsorisant l’Olympique lyonnais), mais aussi de l’intérêt bien compris qu’auront les médias à soutenir le commerce des paris sportifs jusque dans leurs programmes. Soucieux de diversifier leurs recettes, TF1 et M6 de même que RTL, Europe 1, RMC ou le groupe Amaury (L’Equipe, Le Parisien, le Tour de France...) font tous le pari d’une offre attelée à un opérateur (Betclic, Unibet, Française des jeux..) et d’émissions ou de sites incitatifs. Même le service public est de la partie pour pousser au clic l’internaute. « Il n’y a aucune raison de laisser au domaine privé ce type de revenus annexes », estime Daniel Bilalian, le directeur des sports de France Télévisions, qui entend drainer vers les sites de paris rémunérateurs les internautes du groupe public [2].
Face à l’addiction naissante, le joueur risque ainsi de trouver autour de lui, dans un espace médiatique ludique et désinvolte, une légitimation constante de son risque, fut-il destructeur. De surcroît, les nouvelles technologies comme la télévision interactive, qui permettra de parier tout en suivant les compétitions sportives ou les parties de poker, se prêtent bien à une connexion permanente sur les jeux d’argent. Quant à la publicité par ciblage comportemental dont les moteurs de recherche ou les grands portails se sont faits les champions, elle contribuera à enfermer encore davantage le joueur dans son addiction en l’incitant en permanence au gain : dès aujourd’hui, l’internaute qui s’intéresse au casino en ligne en faisant quelques requêtes sur Internet recevra, comme par hasard, moult propositions de paris.
Le gouvernement affirme, comme à son habitude, qu’il répond à une injonction bruxelloise de libéralisation de ce marché et d’ouverture à la concurrence. Pourtant, la Cour de justice des communautés européennes a reconnu à l’Etat portugais, le 8 septembre, le droit de conserver son monopole sur les jeux au nom d’impératifs de santé public. Et comme dit le député PS Olivier Dussopt, « il n’y a ni obligation ni empressement de la Commission européenne à libéraliser ce secteur », dans la mesure où la préservation des monopoles publics pouvait très bien se justifier par des motifs d’ordre social comme la lutte contre les addictions et la protection des publics vulnérables [3]. En France, le seul garde-fou posé par le gouvernement consiste à interdire la communication publicitaire dans les émissions de télévision ou de radio destinées aux mineurs. L’alcool et le tabac sont plus sévèrement encadrés que l’incitation à risquer l’argent de la famille dans des paris hasardeux.
Rien ne dit enfin que l’autorisation des jeux en ligne empêchera les 25 000 sites considérés jusqu’à présent comme illégaux d’être actifs. Ils pourront au contraire développer leurs spécialités sur les casinos en ligne — roulettes, black jack — qui demeureront interdits en dehors des établissements physiques. Et comme il restera difficile — même avec le concours d’un juge — de fermer l’accès aux sites illégaux, on risque bien de voir la demande envers les gains faciles des jeux de hasard progresser de façon exponentielle... Au fond, c’est peut-être cela que recherche le gouvernement de Nicolas Sarkozy : l’espoir de l’argent facile, l’opium du gain assorti d’un impôt indirect, la roulette hasardeuse qui fasse oublier le cadeau fiscal donné aux plus riches... Des jeux, faute de pain.
Notes
[1] Libération, 7 octobre 2009.
[2] Stratégies, 27 août 2009.
[3] Lire le compte rendu de la séance du 7 octobre à l’Assemblée nationale.
Marie Bénilde.
Source : http://blog.mondediplo.net